Auteur : Simon Wardley — version originale
Traduction et commentaires : Mathieu Jolly
Le problème que je me posais était de savoir comment cartographier l'activité d'une entreprise. Contrairement à un jeu de société tel que les échecs, dont les mouvements se décident tour par tour, une entreprise est une chose vivante. Elle se compose d'un réseau de personnes, d'une série d'activités différentes et de réserves de capitaux, qu'ils soient financiers, physiques, humains ou sociaux. Elle consomme, elle produit, elle croît et elle meurt. Comme tous les organismes, toute entreprise existe au sein d'une communauté d'autres organismes, un écosystème. Elle est en concurrence et coopère pour les ressources, elle est façonnée par son environnement et le façonne. Même au sein d'une entreprise, les salarié·e·s vont et viennent. Les choses que nous faisons, les choses que nous construisons et les choses que les autres désirent changent au fil du temps. Toutes les entreprises sont en constante évolution et l'écosystème dans lequel elles vivent n'est jamais figé. Quel type de carte peut faire face à cela ?
J'ai lutté avec ces concepts pendant de nombreux mois, jouant avec différentes idées de cartographie et de représentation de ce maelström. Je savais que toute carte devait comporter les éléments de base suivants : visuel, contexte spécifique, position des composants par rapport à un point de repère et moyens de décrire les mouvements. Mais je ne savais pas du tout par où commencer.
C'est à ce moment-là que j'ai envisagé de cartographier ce qui était essentiel pour mon entreprise et de m'interroger sur la manière dont cela évoluait en utilisant une forme de carte mentale. Mon raisonnement était simple. Une entreprise, comme tout organisme, doit continuellement s'adapter aux changements pour survivre et si nous pouvions d'une manière ou d'une autre décrire ce processus, cela nous donnerait peut-être une carte ? Prenons l'exemple de la multinationale finlandaise Nokia. Fondée à l'origine en 1865, comme papeterie, l'entreprise a subi de nombreuses transformations et a frôlé la faillite à plusieurs reprises. D'une papeterie à un fabricant de caoutchouc, en passant par l'électronique grand public et un géant des télécommunications, cet organisme a radicalement évolué. Le problème pour moi était que le cœur de Nokia aujourd'hui n'était pas son cœur en 1865, mais plutôt une fuite en avant inimaginable à l'époque. Comment pouvais-je faire le lien entre les deux ? Lorsque l'on se concentre sur le cœur d'une entreprise, la question est de savoir si l'on parle du cœur d'aujourd'hui, du cœur d'hier ou du cœur de demain. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes. J'ai suivi cette logique dans d'innombrables mondes étranges, ce qui m'a mené rapidement nulle part.
Par frustration, j'ai commencé à me demander pourquoi les choses changent. Les réponses que j'ai obtenues en discutant avec mes pairs allaient du "progrès" à l'"innovation" en passant par la "disruption". Des exemples historiques sont généralement cités, notamment l'apparition d'innovations aléatoires qui ont un impact sur notre mode de fonctionnement - du téléphone à l'électricité en passant par l'informatique. Mais, compte tenu des bouleversements qu'elles provoquent, des faillites évitées de justesse, de la disparition d'anciennes grandes entreprises et de la nécessité d'acquérir en permanence de nouvelles compétences, pourquoi vouloir cela ? Un rythme de changement plus sédentaire et plus lent ne serait-il pas plus confortable ? Alors pourquoi les choses changent-elles ?
Hélas, apparemment, nous n'avons pas le choix. Dans tout écosystème industriel, des nouveautés apparaissent constamment, conséquence du désir des entreprises et des individus d'obtenir un avantage sur les autres. Les choses utiles seront copiées. Elles se répandront jusqu'à ce que la nouveauté devienne banale. Les merveilles inaccessibles d'hier sont destinées à devenir les offres promotionnelles d'aujourd'hui. La magie de la première ampoule électrique, du premier ordinateur et du premier téléphone est désormais une norme attendue. Nous ne nous émerveillons plus de ces choses, mais nous serions en état de choc si nous étions confrontés à un lieu de travail qui ne nous les offrait pas. La concurrence et le désir d'obtenir un avantage ne créent pas seulement le changement, ils le répandent et obligent les entreprises à l'adopter. D'une manière ou d'une autre, je devais cartographier cette concurrence elle-même, y compris le voyage de la nouveauté à la banalité. Mais, quel est ce parcours et quels sont les éléments que je vais cartographier ?
Plus je me penchais sur la question, plus elle devenait complexe, car le passage du nouveau à la banalité n'est pas la fin de l'histoire. Ces deux extrêmes sont liés, l'un permettant à l'autre de se développer. Une démonstration historique de cela serait le tour à filetage de Maudslay en 1800. L'invention du premier pas de vis est souvent citée comme datant de 400 av. J.-C. par Archytas de Tarente (428 av. J.-C. - 350 av. J.-C.). Les premières versions de cet écrou et des boulons qui ont suivi étaient fabriquées sur mesure par des artisans qualifiés, chaque écrou s'adaptant à un boulon et à aucun autre. L'introduction du tour de Maudslay a permis la production répétée d'écrous et de boulons uniformes avec des filetages standard. Un seul écrou s'adapte désormais à de nombreux boulons. Le savoir-faire artisanal consistant à fabriquer l'écrou et le boulon parfaits a été remplacé par des composants interchangeables et produits en masse. La nouveauté est devenue monnaie courante. Alors que les artisans auraient pu déplorer la perte de leur industrie, ces humbles composants ont également permis la création rapide de machines plus complexes. Des composants mécaniques uniformes permettaient de construire plus rapidement des navires, des canons et d'autres dispositifs.
Elle a également permis l'introduction de systèmes de fabrication tirant parti de ces composants. En 1803, la collaboration entre Marc Isambard Brunel et Maudslay a permis d'introduire les principes de la production de masse moderne au chantier naval de Portsmouth. L'utilisation de machines à fabriquer des poulies a remplacé la fabrication artisanale de poulies sur mesure, un élément essentiel du gréement des navires de guerre. Un total de 45 machines a permis d'augmenter la productivité d'un ordre de grandeur avec des produits hautement standardisés. Ce système de fabrication a contribué à modifier la construction navale elle-même. Les pratiques se sont ensuite répandues dans l'ensemble des industries, donnant naissance à ce que l'on a appelé la méthode de l'armurerie et, plus tard, le système américain de manufacture.
Les choses n'ont pas seulement évolué de la nouveauté à la banalité, permettant l'apparition de nouvelles choses, mais elles ont également permis de nouvelles formes de pratique et d'organisation. Tout au long de notre histoire, c'est toujours la standardisation des composants qui a permis des créations plus complexes. Nous sommes toujours sur les épaules des géants du passé, des innovations du passé, des merveilles du passé qui sont devenues des éléments banals. Sans ces composants mécaniques ou électriques bien définis, notre monde serait moins riche sur le plan technologique : pas d'Internet, pas de générateurs, pas de télévision, pas d'ordinateurs, pas d'ampoules et pas de grille-pain.
Pourquoi les grille-pains ?
En 2009, le designer Thomas Thwaites a exposé au Royal College of Arts sa tentative de construction d'un grille-pain domestique courant à partir de zéro. En commençant par extraire les matières premières, il a cherché à créer un produit qui est habituellement construit avec des composants courants et vendu pour quelques euros au supermarché local. Ce projet ambitieux a nécessité "du cuivre pour fabriquer les broches de la prise électrique, le cordon et les fils internes. Du fer pour fabriquer l'appareil à griller en acier et le ressort qui permet de faire sauter les toasts. Du nickel pour fabriquer la résistance chauffante. Du mica (un minéral qui ressemble un peu à l'ardoise) autour duquel la résistance est enroulée et, bien sûr, du plastique pour l'isolation de la prise et du cordon, ainsi que pour l'important boîtier à l'aspect élégant".
Au bout de neuf mois et pour un coût de plus de mille livres, Thomas a finalement réussi à créer une sorte de grille-pain. Il a tenu 5 secondes, la résistance chauffante s'enflammant. Cependant, tout au long de son parcours, Thomas a été contraint de recourir à toutes sortes d'autres appareils complexes construits à partir de composants standard similaires qu'il aurait pu utiliser pour fabriquer son grille-pain. Des micro-ondes aux souffleurs de feuilles, tout a été mis en œuvre pour atteindre son objectif. Notre société et les merveilleuses technologies que nous pouvons créer ne consomment pas seulement ces composants standard, mais en dépendent. Si l'on supprime ces éléments, la roue du progrès tourne très lentement et coûte très cher.
En 2004, Thomas n'avait pas tenté cette expérience, mais j'étais tout à fait conscient que nous vivions dans un monde en perpétuel changement, où la nouveauté devient banale et où la banalité permet la nouveauté. C'est l'environnement dans lequel vivent les entreprises. Tout ce processus est alimenté par la concurrence ; le désir de se différencier crée la nouveauté, le désir de suivre les autres la banalise. Si nous définissons le progrès économique comme l'évolution de notre société vers des merveilles technologiques de plus en plus complexes, alors le progrès n'est qu'une manifestation de cette concurrence. Cela a un impact sur toutes les organisations. C'est ce que nous devons cartographier.
Mais, dans toute cette complexité, il y avait aussi du réconfort. Je savais que mon monde était constitué d'éléments et qu'il avait donc ses propres pièces d'échecs. Ces pièces changeaient, mais il y avait peut-être un moyen de décrire l'évolution et le passage de la nouveauté à la banalité. Mais, le mouvement n'est pas suffisant pour une carte, j'avais aussi besoin de trouver la position de ces composants et cela nécessitait une forme d'ancrage. Hélas, je ne disposais pas de repère (ancrage) et sans lui, j'étais toujours perdu.
Dans les chapitres suivants, j'expliquerai en détail comment cette première carte a été créée, comment j'ai découvert cette ancre et, enfin, comment j'ai décrit le mouvement de l'évolution. Toutefois, pour ce qui nous intéresse, je vais simplement vous montrer une carte, vous expliquer les éléments qui comptent et l'utiliser ensuite pour naviguer dans le cycle de la stratégie. J'aimerais beaucoup prétendre que cette carte est le résultat d'une grande puissance intellectuelle, mais en réalité, comme vous le découvrirez plus tard, il s'agit plutôt d'essais et d'erreurs combinés à d'innombrables accidents. La figure 8 représente ce à quoi devrait ressembler la carte d'un simple type d'activité. J'ai créé ma première carte en 2005, pour un service de photos en ligne que je dirigeais. Prenez quelques minutes pour la lire attentivement.
Figure 8— Une carte
La carte est visuelle et contextuelle, c'est-à-dire qu'elle est propre à ce type d'entreprise et contient les éléments qui l'influencent à ce moment précis. Il ne s'agit pas d'une carte de l'industrie automobile en 2016 ou d'une entreprise pharmaceutique en 2010, mais d'un service de photos en ligne en 2005. La carte a un point de repère qui est l'utilisateur (dans ce cas, un particulier, bien qu'il existe d'autres types d'utilisateurs) et ses besoins. La position des composants dans la carte est indiquée par rapport à cet utilisateur sur une chaîne de valeur, représentée par l'axe des ordonnées. Chaque composant a besoin du composant situé en dessous de lui. Plus un composant se trouve en haut de la carte, plus il est visible pour l'utilisateur. Plus il est bas, moins il est visible. Par exemple, dans la première carte, l'utilisateur s'intéresse au stockage de photos en ligne, mais si celui-ci nécessite la fourniture de composants sous-jacents tels que le calcul et l'alimentation, ces composants sont éloignés de l'utilisateur et donc moins visibles.