Dans les chapitres un à quatre, j'ai abordé les bases de la cartographie, les modèles économiques courants et la doctrine. Toutefois, les cartes Wardley des activités économiques ne vous disent pas ce qu'il faut faire, pas plus qu'une carte géographique ne dit à un amiral comment gagner une bataille. Les cartes ne sont qu'un guide et c'est à vous de décider quel mouvement vous allez prendre, où vous allez attaquer et comment vous allez faire naviguer votre navire dans les eaux agitées de la concurrence commerciale. En d'autres termes, il faut réfléchir, décider d'agir et agir. Dans ce chapitre, nous allons décrire mon parcours dans cette partie du cycle de la stratégie (voir figure 46).
Figure 46 — Jouer et décider d'agir
Il existe deux formes différentes de pourquoi dans les entreprises — le pourquoi de l'objectif (c'est-à-dire gagner la partie) et le pourquoi du mouvement (c'est-à-dire déplacer telle pièce par rapport à telle autre). Ici, je vais me concentrer le pourquoi du mouvement. Pour l'examiner, nous devons d'abord comprendre le paysage, nous orienter par rapport à lui et ensuite déterminer où attaquer.
Avant 2005, j'avais assisté à de nombreuses réunions au cours desquelles des options étaient présentées à moi-même et à mon équipe de direction, puis nous faisions un choix sur la base d'arguments financiers, de notre intuition et de concepts de base. Nous n'avions jamais utilisé de paysage pour nous aider à déterminer où nous pouvions attaquer. C'était une première pour nous et un exercice d'apprentissage. J'ai repris cette première carte de 2005 et j'y ai mis en évidence les quatre domaines que nous considérions comme prometteurs. Il y en avait beaucoup d'autres, mais pour les besoins de l'introduction, j'ai pensé rester simple. Ces quatre “où” sont illustrées à la figure 47.
Figure 47 — Quatre "où" différents
Où 1 — nous avions un service de photos en ligne existant qui était en déclin, mais sur lequel nous pouvions nous concentrer. Il existait de nombreux autres concurrents dans ce domaine, dont beaucoup étaient soit bien financés (par exemple Ofoto), soit en avance sur nous en termes d'offre (par exemple Flickr). Nous avons également découvert des besoins non satisfaits. En tant qu'entreprise, nous avions acquis de nombreuses capacités et compétences, pas nécessairement dans le domaine de la photo en ligne, car le groupe développait de nombreux types de systèmes différents. Nous avions également un conflit interne avec le service de photos en ligne de notre société mère, que nous avions construit et exploité. Alors que notre service photo était ouvert au public, le service de la société mère était axé sur les propriétaires d'appareils photo. Nous devions ainsi faire preuve de prudence dans ce domaine, car notre propre service était parfois considéré comme un concurrent. Nous avions deux utilisateurs externes (notre clientèle et notre société mère) et, bien que cela n'apparaisse pas dans la carte ci-dessus, ils avaient des besoins contradictoires. En répondant aux besoins de nos clients publics sur le site public, nous pouvions diminuer la valeur perçue par notre société mère dans sa propre version. Par exemple, le fait de faciliter le téléchargement d'images à partir de téléphones portables pour les consommateurs publics ne convenait pas à une société mère qui essayait de vendre des appareils photo.
Où 2 — nous avions anticipé qu'une plateforme d'exécution de code deviendrait un utilitaire (ce que l'on appelle aujourd'hui serverless). Rappelez-vous, nous étions en 2005 et bien avant que des systèmes comme AWS Lambda apparaissent. Nous avions d'amples compétences dans le développement de plateformes de codage, mais surtout, nous avions aussi appris ce qu'il ne fallait pas faire à travers divers projets douloureux et englobants de type "Étoile de la mort". L'inertie de ce changement parmi les fournisseurs de produits nous serait bénéfique pour notre conquête du territoire. Pour compliquer les choses, de nombreux clients existants auraient également de l'inertie. Nous devrions donc nous concentrer sur les startups, même si cela nécessitait un travail de marketing pour les atteindre. Il y avait également un compromis potentiel ici, car toute plateforme serait finalement construite sur une forme d'infrastructure utilitaire analogue à notre propre système Borg (un environnement informatique utilitaire privé que nous exploitons et qui fournit des machines virtuelles à la demande, sur la base de Xen), ce qui réduirait notre investissement en capital. Notre société était mandatée par la société mère pour rester rentable chaque mois et pour maintenir les effectifs fixes. Je n'avais donc aucune marge de manœuvre pour m'étendre et tout investissement devait être prélevé sur les bénéfices mensuels existants, malgré les réserves accumulées à la banque. Jouer le coup de la plateforme offrait la possibilité de réduire le coût de nos autres systèmes et d'augmenter la vitesse de développement de nos autres projets générateurs de revenus, libérant ainsi un temps plus précieux jusqu'à ce que la plateforme elle-même devienne autonome.
Où 3 — nous avions prévu l'apparition d'une infrastructure utilitaire. Nous avions de l'expérience dans ce domaine, mais nous manquions de capacité d'investissement significative. J'étais également conscient que, dans certains cercles de la société mère, nous étions considérés comme un atelier de développement à la fin d'un pipeline de demande et que la société mère était fortement engagée avec une société d'hébergement externe. Dans ce cas, les besoins de la société mère (dont beaucoup pourraient être décrits comme politiques) étaient potentiellement en conflit avec nos besoins commerciaux. Malheureusement, je nous avais mis au pied du mur avec mes efforts antérieurs pour simplement "survivre". Si nous faisions ce choix, bon nombre de ces problèmes ne seraient pas différents de ceux de l'espace plateforme, à l'exception des avantages de l'agilité de qui seraient plus importants. Le plus grand défi potentiel pour nous ne viendrait pas des produits existants (par exemple, les fabricants de serveurs) ou des loueurs (par exemple, les sociétés d'hébergement), mais de l'entrée dans l'espace de sociétés comme Google. Nous nous attendions à ce que cela se produise dans un avenir proche et nous n'avions certainement pas les moyens financiers d'être compétitifs si cela se produisait. Il nous a semblé plus prudent de nous préparer à exploiter toute évolution future. Cela dit, il s'agissait d'une option attrayante qui méritait d'être envisagée. La seule ombre au tableau était les inquiétudes soulevées par plusieurs membres de l'équipe au sujet de la sécurité et de l'utilisation abusive potentielle de nos systèmes par d'autres personnes. Contre toute attente, nous aussi aurions notre propre inertie à combattre en raison de notre succès passé dans l'utilisation de produits (c'est-à-dire de serveurs) et malgré l'existence de Borg. Lutter contre de multiples formes d'inertie et contre la société mère tout en étant en concurrence avec un service probable de Google semblait être une mauvaise affaire.
Où 4 — nous pourrions au contraire construire quelque chose de nouveau et d'inédit en nous appuyant sur tout environnement utilitaire (infrastructure ou plateforme) qui apparaîtrait. Nous avons compris que l'utilisation de systèmes utilitaires réduirait notre coût d'investissement, c'est-à-dire le risque dans l'espace physique. Cependant, toute nouveauté resterait un pari, un risque et nous serions confrontés à de nombreuses autres entreprises. Heureusement, nous étions très compétents en matière de développement agile. Grâce aux journées hacking organisées régulièrement, de nombreuses idées folles étaient générées et pouvaient être retenues comme projet. Il s'agissait peut-être d'un pari dans l'obscurité de l’inexploré, mais il ne fallait pas l'écarter d'emblée. Nous bénéficions de la position de “pouvoir attendre et voir ce qui arrive”. Nous pouvions continuer à construire notre service et attendre que le marché lance des services qui pourraient remplacer les notres à de meilleurs coûts. Hélas, je ne suis pas du genre à m'asseoir et à regarder les autres créer le terrain avant de l'exploiter.
En regardant la carte, nous avions quatre "où" clairs que nous pouvions attaquer. Nous pouvions discuter de la carte, des avantages et des inconvénients de chaque mouvement d'une manière qui ne se limitait pas à "est-ce qu’il y a un retour sur investissement et est-ce que c'est essentiel ?". Au contraire, nous utilisions le paysage pour nous aider à anticiper les opportunités et les points d'attaque. J'ai soudain senti que notre stratégie prenait plus de sens qu'une simple intuition ou qu'une copie des mèmes des autres. Nous réfléchissions à la position et au mouvement. Je commençais à me sentir un peu comme ce cadre avisé que j'avais rencontré dans l'ascenseur de l'hôtel Arts à Barcelone lorsqu'il testait ce junior (c'est-à-dire moi) il y a tant d'années. Je me sentais bien, mais j'en voulais plus. Comment décider ?
L'un des problèmes majeurs qui se posent lorsqu'il s'agit de faire un choix découle généralement d'un succès passé et du confort qu'il procure. Nous avions un service photo existant ainsi que d'autres secteurs d'activité qui généraient un revenu décent. Nous étions confortablement rentables et la vie était plutôt facile. Ne serait-il pas préférable pour moi de continuer à faire ce que nous faisions ? Pourquoi faire des vagues ? Je prendrai un risque en changeant de cap. Cependant, j'avais récemment vu une autre entreprise échouer dans sa gestion du changement et j'étais parfaitement conscient des dangers liés à l'absence de prise de risque. Il s'agissait de Kodak.
Comme service photo en ligne, j'ai été aux premières loges du changement fondamental qui s'est opéré sur le marché de l'image de 2000 à 2005. La photo était considérée comme un objet sans valeur pour les clients en raison de son coût en termes de temps et d'argent — la visite au laboratoire photo, le coût du traitement et l'attente de la livraison par la poste. La pellicule était au centre de tout cela et la seule chose plus ennuyeuse que d'attendre que la pellicule soit développée était de ne pas avoir assez de pellicule pour prendre la prochaine photo en vacances. Par le passé, j'ai souvent dû choisir la photo que je prenais parce qu'il ne restait qu'un nombre limité d'images. Pourtant, l'image et la pellicule n'étaient que des éléments permettant de répondre à un besoin plis global, celui de partager des expériences. La photo évoluait également de la pellicule analogique vers un nouveau monde numérique dans lequel il m’était maintenant possible de prendre des photos et effacer celles que je n'aimais pas. J'avais peut-être une limite en termes de stockage, mais je pouvais toujours les télécharger sur un ordinateur et les partager avec d'autres. Il n'était plus nécessaire de développer les photos.
J'ai créé une carte de ce paysage en changement dans la figure 48 et au fur et à mesure que j'avancerai dans mon expérience de l'histoire de Kodak, je ferai référence à cette carte. L'ancien monde était celui du film analogique (point 1 ci-dessous). Partager un moment, c'était faire défiler les pages de l'album photo assis dans le canapé avec ses amis et sa famille. La pellicule elle-même avait besoin d'un mécanisme de système de traitement et d’impression tel que le laboratoire photo. Cependant, l'industrie de l'appareil photo s'est rapidement transformée en commodité avec des appareils photo jetables suffisamment performants. Le monde analogique des images évoluait également vers un monde plus numérique (point 2). Les appareils photo numériques (APN) se sont développés à partir des appareils photo (point 3) et sont devenus de plus en plus courants. Je pouvais partager une image en l'envoyant simplement par courrier électronique à d'autres personnes. Kodak avait ouvert la voie à ce nouveau monde en menant des recherches précoces au milieu des années 1970, mais d'une manière ou d'une autre, elle semblait perdre du terrain face à d'autres entreprises telles que Sony et Canon.
Figure 48 — Comment les images étaient en train de changer
Le développement des images numériques et l'expansion d'internet ont permis la création de services photo en ligne. Ceux-ci offrent des moyens simples d'imprimer ses images et de les partager avec d'autres. Le passage de l'impression au partage s'est fait de manière très perceptible. Vous pouviez créer des réseaux sociaux pour partager des images sur vos loisirs ou les partager avec un cercle d'amis proches. L'un des premiers pionniers dans ce domaine était Ofoto, racheté par Kodak en 2001. La communication de Kodak a également changé à cette époque, elle est devenue plus axée sur le partage d'expériences et de moments. Cependant, Kodak n'était pas le seul concurrent dans ce domaine et, contrairement à beaucoup d'autres, Kodak semblait avoir un problème dans la mesure où il tirait des revenus importants du traitement des pellicules. J'ai illustré ce problème dans la figure 49 avec l'essor des services photo en ligne (point 4) et l'inertie créée par le traitement (point 5).
Figure 49– L'essor des services photo en ligne
Bien qu'occupant une position forte dans le domaine des appareils photo numériques et des services photo en ligne, Kodak ne semblait pas en tirer le meilleur parti. D'autres ont rapidement rattrapé et dépassé leur retard. Je ne peux que supposer que l'inertie créée par son succès passé dans le domaine de la pellicule a joué un rôle important et je soupçonne qu'il y ait eu une opposition au changement au sein de l'organisation. Je suppose que les arguments habituels du type "le numérique n'est que du menu fretin", "les photos sont la véritable activité", "cela va anéantir notre activité" ont été avancés. Pour un observateur extérieur, Kodak semblait en conflit avec elle-même. Les premiers signes de ce conflit sont apparus dès la fin des années 90 avec la sortie du système d'appareil photo Advantix, un curieux mélange d'appareil photo numérique et de pellicule analogique. Une tentative quelque peu étrange d'avoir le monde numérique tout en conservant l'analogique — "C'est le nouveau, mais comme l'ancien !”