Dans ce chapitre, j'utilise toujours mon aventure avec Fotango pour vous présenter quelques concepts que nous utiliserons et développerons lorsque nous explorerons la question de la stratégie. Ces concepts tournent autour des pierres de gué (tremplins), du recours à la politique, de la nature du capital et de la recherche d'un équilibre.
Poser la bonne pierre pour traverser (construire un tremplin)
Manipuler l'environnement à son avantage est l'essence même de la stratégie. Dans le cas de Fotango, nous avons compris notre environnement concurrentiel et que nous étions en train de perdre la bataille dans le secteur des services photo en ligne. Nous perdions cette bataille externe parce que nous devions nous concentrer en interne sur les besoins de notre société mère, ce qui absorbait le peu de ressources dont nous disposions pour investir. Des services alternatifs tels que Flickr dominaient rapidement le marché. Le différentiel que nous avions avec ce service concernait la manipulation d'images. Comme il s'agissait d'un acte relativement nouveau et incertain, nous n'avions aucun moyen de prédire son évolution. Nous n'étions certainement pas en mesure de prédire l'essor d'Instagram et ce qui se passerait ensuite, nous étions en 2005. Nous savions également que les activités que nous menions avec la société mère finiraient par être prises en compte dans leurs efforts d'externalisation. En d'autres termes, j'étais en train de perdre la bataille externe et j'allais finir par perdre la bataille interne.
Le jeu stratégique commence par l'honnêteté envers soi-même. Vous ne vous améliorerez pas si vous croyez que tout est parfait malgré les preuves. Si vous l'acceptez, même l'échec est une occasion d'apprendre. La stratégie consiste à observer le paysage, à comprendre comment il évolue et à utiliser les ressources dont vous disposez pour maximiser vos chances de réussite. Il est évident que vous devez définir ce qu'est le succès et c'est là que votre objectif entre en jeu. C'est l'aune à laquelle vous vous mesurez actuellement. Toutefois, comme il s'agit d'un cycle, vos actions peuvent également modifier votre objectif, alors ne vous y arrêtez pas trop longtemps. Ludicorp était autrefois une société de jeux vidéo en ligne en faillite qui a fermé son jeu Neverending en 2004 et est devenue un service de photos en ligne à grand succès connu sous le nom de Flickr. Il convient de noter qu'après Flickr, le fondateur Stewart Butterfield a créé une autre société de jeux vidéo en ligne, Tiny Speck. Son jeu, connu sous le nom de Glitch, a été fermé en 2012. Comme dans le cas de Ludicorp, le fondateur avait une fois de plus singulièrement échoué à tenir la promesse d'un jeu vidéo en ligne de grande envergure, mais, ce faisant, il avait également créé Slack, qui est aujourd'hui une entreprise à succès évaluée à plusieurs milliards d'euros. Si Stewart s'en était tenu à son objectif ou s'était concentré sur le cœur des jeux vidéo en ligne, nous n'aurions probablement pas Flickr ou Slack et nous en serions tous plus appauvris.
Pour en revenir à Fotango, je savais que nous devions agir. Nous devions libérer des ressources et trouver une nouvelle voie. Je savais qu'une telle action devrait créer un nouvel objectif pour l'organisation afin que nous ayons un avenir. Je ne savais pas de combien de temps, je disposais, ni de quel poids politique, je pouvais user pour retenir les loups, ni même ce que nous allions faire. D'une manière ou d'une autre, nous devions trouver un moyen de prospérer, car le but non écrit de toute organisation et de tout organisme est toujours de survivre. À l'aide de nos cartes, nous avons déterminé que la création d'une plateforme de services publics ou d'une infrastructure était la meilleure option. Comme il existait des marchés de produits déjà établis, que ces marchés étaient adaptés à la fourniture de services publics et que les opérateurs en place auraient une certaine inertie face au changement. Ces deux approches nous permettraient, à la fois de créer une nouvelle activité, et de libérer des capitaux grâce à une utilisation plus efficace des ressources dans nos activités existantes. Cependant, l'infrastructure elle-même est gourmande en capital et, malgré notre rentabilité, nous avions imposé des contraintes en matière de dépenses d'investissement pour être en même temps rentable et positif en termes de trésorerie chaque mois.
Cependant, j'ai fait le pari que si nous pensions que le marché était sur le point de changer, d'autres en feraient autant. Un nouvel entrant, tel que Google, jouerait le jeu de l'infrastructure. S'ils se lançaient dans ce jeu, nous pourrions alors l'exploiter en construisant notre plateforme dessus plutôt que de consommer notre propre infrastructure. Le choix du moment allait être déterminant à cet égard. Nous pouvions réaliser suffisamment d'économies sur nos activités existantes en fournissant notre propre environnement d'infrastructure utilitaire pour lancer notre propre initiative de plateforme publique. Pour développer rapidement la nouvelle activité, nous aurions besoin d’une personne d'autre pour réaliser ce grand projet d'infrastructure ou pour limiter la croissance de notre propre plateforme à un niveau gérable. J'avais parlé au reste du conseil d'administration, mis en évidence cette future opportunité de marché de millier milliards de dollars et acheté suffisamment de mou (ou de corde, selon votre point de vue) pour le faire de toute façon.
Le jeu PaaS (ce que l'on appellerait aujourd'hui Serverless) correspondait également à nos capacités, car nous avions les compétences requises pour construire une architecture distribuée à grande échelle et à faible coût. Cela constituerait également une barrière à l'entrée pour les autres. La question récurrente était de savoir qui ferait confiance à ce service de photos en ligne pour sa plateforme de codage. En mettant en open source la technologie PaaS elle-même (Zimki), nous avions prévu de surmonter de nombreuses craintes liées à l'adoption et de progresser rapidement vers la création d'une norme. Si nous avions de la chance, d'autres s'établiraient comme fournisseurs de Zimki (offrant leur propre jeu PaaS). Cela nous convenait, car notre objectif ultime n'était pas d'être un fournisseur de PaaS, mais de construire les industries de l'échange, du courtage et de l'assurance à partir de là. Nous avons utilisé des cartes pour aller bien au-delà de l'évidence et spéculer sur l'avenir. Le jeu PaaS était simplement notre tête de pont. Notre stratégie a été élaborée à partir de notre carte et de notre compréhension de celle-ci. Nous allions utiliser à la fois le paysage et nos capacités à notre avantage, au mieux de notre compréhension.
Nous avons lancé, et peu de temps après, Amazon (pas Google) a lancé un service d'infrastructure connu sous le nom d'EC2. Nous ne nous sommes pas souciés de savoir de qui il s'agissait, car nous étions aux anges. Nous avons positionné notre plateforme de manière à nous appuyer sur l'infrastructure d'Amazon, nous avons connu une croissance rapide, puis nous avons été fermés (en 2007). Le plan d'externalisation de la société mère a pris le pas sur le mien. Ils ne croyaient pas en cet espace, en cet objectif. Pour eux, l'avenir n'était pas dans le nuage et j'avais mal calculé. Je disposais d'un capital politique suffisant pour démarrer, mais loin d'être suffisant pour arrêter l'externalisation. J'ai essayé les voies habituelles du rachat par la direction, voire du financement par capital-risque, mais le prix demandé était soit trop élevé, soit le capital-risque trop concentré ailleurs, soit tout simplement trop sceptique. Il ne faut pas oublier que c'était entre 2006 et début 2007. Les investisseurs voulaient entendre parler de web 2.0, d'intelligence collective et d'effets de réseau induits par l'utilisateur. Des termes comme "compute utility" et "coding platform" n'étaient tout simplement pas "quelque chose dans lequel nous investirions". Il y a eu des exceptions, comme BungeeLabs, mais comme me l'a dit un investisseur : "Mauvaise approche, mauvaise technologie et mauvais endroit. Personne n'a jamais entendu parler d'une entreprise technologique prospère d'Old Street, à Londres". C'était un point de vue tranché, mais c'est vrai que nous opérions dans un pays stérile où il y avait à peine quelques entreprises technologiques et quelques bonnes âmes. Nous étions loin du cœur de la Silicon Valley, même si Old Street est aujourd'hui connu sous le nom de Silicon Rond-point.
La crise est arrivée et j'ai eu le choix. Démanteler le service et l'équipe, accepter un poste confortable au sein de la société mère ou démissionner. J'ai décidé de prendre le risque. Le cloud est devenu une industrie de plusieurs milliards de dollars et Serverless se développera bien au-delà, réalisant ce rêve de plusieurs billions de dollars. Si vous lisez ceci et que cela ne s'est pas encore produit, il se peut que vous ne soyez toujours pas d'accord. Attendez un peu. Cette histoire a son utilité. Lorsque nous considérons la cartographie, il existe de multiples méthodes pour les utiliser afin de créer un avantage ou une opportunité. Par exemple :
Méthode 1.
Vous pouvez utiliser une carte pour voir comment des éléments qui évoluent peuvent être combinés pour créer de nouvelles activités ou pour soutenir vos propres efforts. Si vous vous concentrez sur la construction de quelque chose de nouveau dans la zone inexplorée de la carte, vous devez savoir que tout ce que vous ferez sera risqué — il s'agit d'une zone adjacente inexplorée, d'une zone inconnue. Dans la figure 246, j'ai donné un exemple dans le domaine de la téléphonie mobile où chaque système d'ordre supérieur combinait des composants sous-jacents avec une technologie plus industrialisée. La carte se base sur une période allant du début au milieu des années 2000, mais il est évident que ces composants ont évolué depuis. Le jeu qui consiste à combiner des composants industrialisés pour s'étendre dans les zones adjacentes inexplorées avec une nouvelle activité d'ordre supérieur est une pierre de gué (tremplin) à haut risque. On ne sait pas ce que l'on va trouver ni où cela va nous mener. Il pourrait s'agir de la prochaine meilleure chose depuis le pain tranché, mais le passé est jonché de concepts qui ont échoué. Le problème avec le graphique 246, c'est que nous regardons toujours du point de vue d'aujourd'hui et que nous mettons en évidence le chemin par lequel le succès a été atteint. Il y a eu d'autres idées telles que des téléphones intégrés à des projecteurs, des imprimantes, des armes à feu, des parapluies, des vêtements et même à une dent, qui ont toutes disparu et ont été rapidement oubliées.
Figure 246 — Jeux combinés
Dans notre cas, nous avons utilisé nos cartes pour anticiper les développements futurs, y compris les échanges, les rapports d'assurance, le marché des applications, les installations de facturation et un service de courtage.
Méthode 2.
Au-delà de l'élimination des doublons et des biais, vous pouvez également utiliser une carte pour trouver des gains d'efficacité et des contraintes en examinant les liens au sein de la chaîne de valeur. Prenons par exemple, un élément aussi trivial que l'attribution d'un rôle à un ordinateur de bureau. Vous pourriez découvrir que vous êtes obligé de traiter le système d'exploitation comme un produit plutôt que comme une marchandise parce qu'une application commerciale essentielle est étroitement liée au système d'exploitation. En comprenant et en rompant ce lien, par exemple, en forçant l'application à passer par un navigateur, vous pouvez souvent traiter un grand nombre d'autres composants comme des commodités. De notre point de vue, nous avons compris que la construction de centres de données serait une contrainte pour la mise en place d'un jeu IaaS (Infrastructure As A Services) et que l'infrastructure était une contrainte pour la mise en place d'un PaaS. Cela créait également des opportunités, c'est-à-dire que si un acteur se lançait dans l'IaaS et devenait dominant, les concurrents pourraient lancer des services équivalents et se livrer à une guerre des prix pour faire grimper la demande au-delà de la capacité d'offre du premier venu (cela suppose que les concurrents aient l'esprit tranquille). Puisque nous disposons de la technologie d'infrastructure sous-jacente connue sous le nom de Borg, nous pourrions exploiter une telle opportunité.
Méthode 3.
Un autre moyen consiste à tirer parti à la fois de l'évolution et de l'inertie elle-même, par exemple en amenant n'importe quel composant à un stade plus évolué, par exemple en le faisant passer du stade de produit à celui de commodité. Ce sont des mines d'or potentielles, c'est pourquoi j'ai tendance à m'intéresser aux composants qui sont décrits comme étant au stade du produit, mais qui sont sur le point de devenir une commodité. Je suis attentif à la présence de ces quatre facteurs (concept, adéquation, technologie et attitude) sur le marché. Je procède même à une double vérification en interrogeant les gens. Le problème est que les personnes qui travaillent dans ce domaine ont souvent une certaine inertie par rapport à cette idée et vous diront sans cesse pourquoi cela ne fonctionnera pas et pourquoi telle ou telle chose ne peut pas devenir un produit de commodité. Pourtant, vous voulez que cette inertie existe parce que tous vos concurrents auront la même inertie et rejetteront également le changement, mais vous voulez aussi connaître la vérité. La question qui se pose alors est la suivante : comment puis-je savoir si un produit est vraiment adapté pour devenir un produit de commodité alors que presque tout le monde dans le domaine me dira que ce n'est pas le cas à cause de l'inertie ? Pour savoir si quelque chose est viable, je triche. Je trouve un groupe de personnes connaissant bien le domaine et je leur demande d'imaginer que nous avons déjà mis en place un tel service. Je leur demande ensuite d'écrire exactement à quoi il ressemble et ce dont il aurait besoin. La façon moderne de procéder consiste à leur demander de rédiger le communiqué de presse. S'ils peuvent le faire de manière claire, précise et sans recourir à des tournures compliquées, alors nous avons quelque chose d'assez répandu et omniprésent pour convenir à un jeu industrialisé.
Quelle que soit la méthode utilisée, il s'agit d'en faire une pierre de gué ou un tremplin pour une action plus éloigné. Par exemple, dans le cas de Zimki :